Octobre 2017. Je suis attendue chez mes parents pour souligner mon anniversaire. J’aurai 34 ans dans quelques jours. Ça tourbillonne dans mon estomac. J’ai le vertige. Je suis stressée, comme toujours. Je n’ai pas envie d’y aller. Comme pour toutes les occasions, je me demande comment ça se passera. Est-ce que j’aurai une boule dans la gorge en soufflant mes bougies cette année? Aurai-je droit à des insultes ou à des regards remplis de méchanceté?
Je suis bien décidée à ne plus baisser les yeux, mais en aurai-je le courage si ça arrive? Pourquoi au juste que je tolère tout ça? Quand est-ce que ça va s’arrêter? Combien d’années encore devrai-je l’endurer? Est-ce l’exemple que je veux donner à mes enfants?
Il y a un moment que j’ai laissé ma plume s’exprimer. Parfois, le silence parle plus que les mots. Parfois, aussi, c’est difficile de trouver le bon angle pour aborder les sujets tabous sans être négatif ou sans laver son linge sale en public.
En même temps, l’omerta, j’en peux plus. Le silence protège rarement ceux qui ont besoin d’aide. Je me suis tue pendant 34 ans. Ou plutôt, j’ai tourné les coins ronds sur la vérité. Pendant 34 ans, j’ai baissé la tête sur la violence conjugale et familiale dans lesquelles j’ai grandi.
J’ai continué de la subir à plus petites doses par la suite. J’ai même de beaux souvenirs à travers les instants de folie. Ceux-là qui font en sorte qu’on se convainc que ça peut encore changer.
Jusqu’à cet instant où j’ai soufflé mes bougies de 2017. J’ai revu la petite fille de 12 ans dans ma tête. Celle qui avait trop pleuré. Celle qui avait élaboré un plan vers sa mort. Celle qui avait arrêté de manger un moment. Celle qui, je ne sais plus pourquoi ni comment, a plutôt choisi de se battre. Assise sur son lit entouré de murs lilas et de papier peint de lapins blancs, la petite Véro s’est promise de réussir. De quitter la maison à ses 18 ans, d’aller à l’université, de bien gagner sa vie, de fonder une famille heureuse et de montrer à tout le monde que personne n’arriverait jamais à la détruire complètement.
Je me suis revue à 12 ans et je me suis rendue compte à quel point je ne faisais pas honneur à la petite guerrière que j’étais alors. J’étais bien devenue une adulte. Indépendante et éduquée. Une épouse comblée, une mère dévouée. Mais je ne m’étais pas encore choisie. Malgré tout le travail sur moi-même, je ne m’aimais pas encore suffisamment pour ne plus tolérer la violence, la manipulation, les crises de colère, le manque de respect. J’étais encore coincée dans cette cage invisible que j’avais tant voulu détruire. J’étais prise, aussi, dans l’image d’une relation à peu près normale que j’avais moi-même contribué à créer. Ça ne pouvait pas être si pire que cela si j’avais réussi à devenir une femme équilibrée!? Et pourtant…
Je réalise aujourd’hui que j’avais besoin de me sentir comme tout le monde. J’avais besoin de faire comme si tout était correct. Je ne voulais pas voir la pitié dans le regard des autres, je voulais qu’on me voit comme je suis, ni plus, ni moins. Je ne me rendais pas compte que je protégeais en fait ce qui me faisait le plus de tort, ce qui m’empêchait de vivre pleinement.
Retourner dans un passé qui a laissé autant de cicatrices est difficile. Pénible même. J’avais réussi à être heureuse, à avoir une vie saine. J’étais un bel arbre droit pour mon entourage… même si mes racines avaient poussé tout croche. Je me rendais enfin à l’évidence. Je connaissais la réponse depuis longtemps, mais je la repoussais.
La seule façon de mettre fin à la manipulation, à une relation toxique et à la violence, c’est de l’éliminer de sa vie. De couper les liens. C’est encouragé de quitter sa conjointe ou son conjoint dans de telles situations. Tout le monde s’entend pour dire que personne ne doit tolérer ça… même si ça reste tabou et que trop de gens se disent encore que “ce n’est pas de nos affaires”.
C’est beaucoup plus compliqué et très mal vu de le faire quand c’est notre enfant ou notre parent. Le seul amour inconditionnel qui existe est brisé. Ça semble facile à faire quand on est à l’extérieur. Je n’étais pas tout à fait prête pour les deuils que ça comportait, celui d’une famille aimante et unie, celui d’une relation saine entre un parent et son enfant, celui de vieillir tous ensemble et tellement d’autres encore! Mais ce n’est pas moi qui ai créé ça.
Tranquillement, toi et moi, ça a perdu son sens. Comment continuer avec ces yeux pétillants qui observent? Quelles mauvaises herbes suis-je en train de planter dans leur beau jardin? Quelle version je suis quand tu es là?
J’ai enfin compris que tu as le pouvoir que je t’ai laissé prendre. Qu’il n’en tenait qu’à moi et à personne d’autre de changer les choses. Que je suis maintenant assez solide et que tu n’arriveras jamais à m’abattre. Que je ne baisserai plus les yeux. Que mon chemin est fait de boue, mais que j’aie les ingrédients pour en faire du ciment. J’ai enfin compris. Je n’ai plus peur.
Croyez-moi, j’aurais tellement préféré avoir une belle relation! J’aurais aimé avoir hâte de rentrer à la maison. J’aurais voulu partager mes joies et mes peines dans la confiance et l’amour. J’aurais tellement préféré me sentir en sécurité auprès de cette personne! J’aurais aimé ne jamais ressentir cette peur. J’aurais aimé qu’on ne place pas ces images noires dans ma tête.
Alors voilà. Il y a quelques semaines, le 9 mai très exactement, j’ai choisi la petite fille de 12 ans avec du courage plein les bras. J’ai choisi la femme que je suis, avec ses racines croches et son goût de vivre. J’ai choisi le couple qui a fait de moi une épouse comblée et une femme plus confiante. Finalement, j’ai choisi d’agencer mes paroles à mes actes et de montrer l’exemple d’une mère qui dit non à ce qui ne devrait pas exister. Une mère qui se respecte assez pour ne pas se laisser détruire. Une mère qui ne veut pas voir ses enfants souffrir comme elle a souffert. J’ai choisi d’offrir plus que ce que j’ai reçu.
J’ai décidé de couper les ponts avec mon père.
Pour moi. Pour ma famille. Pour mes enfants. Pour être moi-même en tout temps. Pour mettre fin au silence. Pour, peut-être, en aider d’autres à y voir plus clair.
Ça n’a pas été facile. Ça ne l’est toujours pas. Les crises de panique, le harcèlement, les menaces, la manipulation essaient encore de faire leur chemin jusqu’à moi. Mais j’y arriverai.
Je sais que plusieurs ne comprennent pas ma décision. D’autres se demandent pourquoi ça m’a pris autant de temps. Nombreux sont ceux qui ne veulent même pas en entendre parler. Quelques-uns sont vraiment là. Je suis choyée de les avoir.
Finalement, plus je brise le silence, plus que je me rends compte que des racines croches, y’en a beaucoup. Trop. Arrêtons de se taire. Laissons nos branches pousser et nos couleurs s’éclater. On ne choisit pas toujours ce qui nous arrive, mais nous choisissons toujours comment nous réagissons.
- Si vous vivez de la violence, parlez à quelqu’un en qui vous avez confiance. Si cette personne ne comprend pas, parlez-en à une autre, jusqu’à ce que vous trouviez un coeur prêt à vous entendre.
- Faites confiance en cette petite voix qui vous dit que ce n’est pas correct.
- Consultez les organismes pour les victimes de violence.
- Si vous êtes près de quelqu’un pris dans une relation toxique, écoutez. Ne jugez pas. Tendez la main. Personne ne coupe les ponts avec un proche sans raison.
- Signalez les abus dont vous êtes témoins. Si vous vous sentez en danger, appelez la police.
- Consultez un professionnel pour vous aider à comprendre ce que vous vivez ou avez vécu.
Donnez-vous le droit de vous aimer assez pour dire non. Pour partir. Pour choisir la vie. Pour vous choisir. Pour être heureux.
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